French connection, 10 ans de création contemporaine
Le travail de Maïder Fortuné, bien que jeune, s’impose par sa grande exigence. Les images que l’artiste propose, vidéo pour la plupart, photographiques parfois, discrètement sonores, souvent entre mouvement et suspens, ne se donnent pas immédiatement mais viennent chercher le visiteur là où il est, sollicitant son attention pour l’emmener lentement mais avec une puissante détermination vers des sensations d’enchantement et d’effroi. Partie des territoires de l’enfance, de ses jeux secrets et de ses héros, elle met en scène ce qui de l’enfance insisterait et ferait retour : visions fugitives, ombres persistantes, fantômes qui font un signe en passant. Figures d’anamnèse et embrayeurs de mémoire, les êtres qui apparaissent sur les écrans semblent venus tout droit de la matière même dont l’image est faite. Sans se réduire à une simple mélancolie pour un Paradis perdu, les images de Maïder Fortuné s’imposent par leur présence active et la durée qu’elles mettent à disposition du visiteur, de manière très contrôlée, dans l’espace d’exposition. Elles ont la capacité de faire naître chez le visiteur des images mentales hors de sa conscience et pourtant n’appartenant qu’à lui.
Le travail de Maïder Fortuné a émergé au tout début des années 2000, dans la continuité d’une expérience littéraire et théâtrale. Après des études littéraires à l’université et une formation théâtrale à l’école de Jacques Lecoq, elle intègre Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains et oriente son intérêt sur les arts visuels et la performance. Cet itinéraire quelque peu en marge des formations « beaux-arts » classiques participe de la singularité de ce travail qui pourtant s’inscrit dans l’usage maintenant banalisé des images vidéographiques ou photographiques ; d’une certaine manière, elle en rafraîchit et en renouvelle le pouvoir, quasiment au sens magique du terme mais sans user d’illusionnisme. Si elle convoque des licornes et des personnages de contes fantastiques ou de dessins animés, c’est avec toutes leurs dérisoires panoplies de théâtre qu’ils apparaissent Elle croit en la puissance des images non pas à commercer avec la visibilité et ses doubles illusoires, mais plutôt avec ce qui les excède.
Après avoir mis en scène un corps double (le sien) cherchant la coïncidence dans des situations de faux reflets, de symétrie approximative, de confusion et de dédoublement (Igames), elle soumet le corps à un mouvement répétitif comme le saut, sur le visage (Totem) ou le corps entier (Everything is going to be alright) ; sans cultiver l’effet comme les premiers explorateurs de la vidéo, elle manipule techniquement les images de telle manière qu’apparaisse ce qui ne serait pas perceptible à l’œil nu et à vitesse réelle. Des variations de vitesse, de cadrage, de tempo produisent la déformation puis la défiguration du visage de Totem, font apparaître des figures nouvelles, inédites, invisibles au premier coup d’œil. Dans Once Forever, une seule image (frame) vidéo de la copie électronique du film référent (Le portrait de Dorian Gray), est répétée à l’infinie, faisant se succéder à lui-même le portait cinématographique de Dorian Gray, dans un faux mouvement technique, une vraie durée pour le spectateur et un temps figé dans l’éternité pour l’imaginaire. Image paradoxale où l’impossible arrêt sur image vidéographique (puisque l’image vidéo n’existe que par un mouvement de balayage) reproduit un arrêt sur image cinématographique (le photogramme), donc l’instant décisif photographique où le personnage imaginé par Oscar Wilde rêve de son éternité.
Dans ces emboîtements de temps et de contretemps technologiques, toujours très discrets, on assiste alors à un véritable décollement de l’image par rapport à son référent. Des êtres fantastiques, monstrueux, fabuleux apparaissent, trans-apparaissent à travers la surface de l’écran et dans le mouvement incessant de la diffusion, dans la performance même qu’est la projection sur des écrans souvent « préparés ». Écrans noirs, double projection, diffusion sur moniteur ou sur écrans plasma ; chaque proposition vient avec son propre mode d’apparition, conditionnant par sa précision la possibilité de projection du visiteur. Les installations de Maïder Fortuné exposent le temps au travail, qu’il s’agisse du temps technologique (les vitesses des appareils), du temps des récits cités (les histoires qui se racontent), ou bien du temps intime des spectateurs.
L’enjeu de ces dispositifs est l’expérimentation d’un face à face avec l’image, d’une véritable relation à l’image et à son processus au-delà de toute consommation furtive. Une des dernières pièces de l’artiste, la série des A venir (2008) montre sur fond noir des constellations de points blancs qui évoquent quelques détails de ciel étoilé ; mais à y regarder de plus près, ces points semblent se relier et s’organiser en rébus de visages traversés de « passions », d’autant plus émouvants qu’ils surgissent peu à peu de l’informe. Là aussi se situe le travail de Maïder Fortuné : considérant l’image encore et toujours comme une énigme au croisement de l’enregistrement (aussi bien technique – les appareils, que psychique – la mémoire) et de la présentation (le présent de la projection, la présence du spectateur).
Considérant l’image comme le lieu où se rejoue l’intranquilité de l’enfance et où défile un peuple d’ombres et où, en pleine lumière, les petites filles regardent la mort en face, mais avec détachement et sans un mot.
Françoise Parfait in French connection, 10 ans de création contemporaine, Editions Black Jack, 2008.